Bruno Latour : « Le Covid-19 offre un cas vraiment admirable et douloureux de dépendance »

pacome
2021-2-14 23:05

Propos recueillis par Nicolas Truong

Publié le 12 février 2021 à 07h00, mis à jour à 20h31 - Le Monde

L’épreuve du confinement, qui, en même temps qu’une expérience planétaire,

est la révélation de nombreuses injustices, nous oblige à prendre la mesure

de la crise écologique et de ce que signifie aujourd’hui vivre « sur Terre

», explique le sociologue dans un entretien au « Monde ».

Sociologue, professeur émérite associé au médialab de Sciences Po, Bruno

Latour publie Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres

(La Découverte, 186 pages, 15 euros), une métaphysique du confinement qui

invite à rompre avec le monde d’avant. Au travers ses ouvrages traduits

dans le monde entier, ses expériences théâtrales et expositions d’art

contemporain, Bruno Latour cherche à analyser le « nouveau régime

climatique », et propose des pistes pour vivre face à « Gaïa », cette Terre

et planète vivante menacée par la crise écologique, qui inspirent de

nombreux auteurs, tels le philosophe Baptiste Morizot ou l’anthropologue

Nastassja Martin (Le cri de Gaïa. Penser la Terre avec Bruno Latour, sous

la direction de Frédérique Aït-Touati et Emanuele Coccia, La Découverte,

222 pages, 19 euros)

*Lire aussi: « Où suis-je ? », de Bruno Latour : une invitation à explorer

toutes les formes de survie*

De quoi le confinement est-il la répétition générale ?

Plus il dure, plus le confinement me paraît révélateur, comme on le dit, «

du monde d’après ». Littéralement. Quand on en sortira, on ne sera plus

dans le « même monde », c’est du moins mon hypothèse. En effet, la pandémie

est bel et bien encastrée dans la crise plus ancienne, plus longue, plus

définitive de la situation écologique. Vous me direz : « On le savait ».

Oui, mais il nous manquait l’expérience corporelle de cet enchaînement.

Qu’est-ce que ça veut dire de changer de lieu ? Un lieu qui n’est plus

ouvert, infini, mais justement limité, confiné et où il faudra vivre

dorénavant. Donc, oui, pour moi le confinement est une expérience de

déplacement au sens propre, de changement de place. Et c’est bel et bien

une répétition générale, en espérant que cela se passera mieux la prochaine

fois !

*Lire aussi: A la frontière de l’art et de la politique, des ateliers pour

définir de nouveaux territoires de vie*

**Vous passez de la question « où atterrir ? » à la question « où suis-je ?

». Pour quelle raison ?**

Justement à cause de ce changement de localisation. Je ne me demande pas «

qui » je suis, mais « où » nous nous retrouvons. Et je repère ce

déplacement dans les sciences de la Terre, ou plutôt dans une nouvelle

façon de lier les sciences du système Terre à la condition politique

imposée par le confinement, médical d’abord, puis par le confinement

écologique. Et là, cela devient passionnant, car on peut rendre beaucoup

plus précise la différence entre vivre « sur Terre » au sens que l’on

donnait à cette notion au XXe siècle – une Terre dans le cosmos infini – et

ce que veut dire vivre « sur Terre », dans ce que mes amis scientifiques

appellent la « zone critique », la mince couche modifiée par les vivants au

cours de milliards d’années, et dans laquelle nous nous trouvons confinés…

**Pourquoi, de la répression policière du mouvement Black Lives Matter aux

Etats-Unis, après le « J’étouffe ! » et la mort de George Floyd, au nouveau

régime climatique que vous définissez, la crise actuelle est-elle

respiratoire ?**

Parce que nous ressentons tous, je crois, cette horrible impression de

limite, de confinement, d’obligation, comme si toutes nos habitudes de

liberté, de mouvement, d’émancipation, de respiration à pleins poumons

étaient littéralement obstruées. J’essaie d’enchaîner, d’encastrer, de

saisir l’occasion du confinement pour rendre sensible ce que veut dire

dépendre du climat, d’une certaine température du système Terre, dont nous

sommes tous, à des degrés divers devenus responsables. Je reconnais que

c’est assez bizarre, mais je cherche à tirer une leçon positive du

confinement : des humains dans la zone critique, avec la question du climat

et de la biodiversité sur le dos, ne respirent pas pareil que ceux du XXe

siècle. C’est en ce sens que je parle de métamorphose. C’est très physique.

**Comment pouvez-vous dire que l’économie a cessé d’être l’horizon

indépassable de notre temps alors que le gouvernement la soutient, « quoi

qu’il en coûte », en attendant la « reprise » ?**

Mais parce que tout ce qu’on nous disait il y a un an sur les « lois de

l’économie », le budget, l’obsolescence programmée du rôle des Etats, a été

suspendu par la crise immense dans laquelle tous les pays sont plongés.

Oui, on parle de « reprise », mais cela sonne comme une incantation, pas

comme un projet mobilisateur.

*« LA QUESTION EST DE SAVOIR COMMENT PARTICIPER AU MAINTIEN DE

L’HABITABILITÉ DU TERRITOIRE DONT NOUS DÉPENDONS »*

Tout le monde sent bien que le projet mobilisateur s’est décalé, qu’il

porte sur autre chose, sur une autre définition de ce que veut dire

subsister dans ce nouveau cadre, celui du confinement. Cela pose une tout

autre question : comment maintenir les conditions d’habitabilité de la

planète ? J’ai l’impression qu’il n’y a rien, dans l’Economie avec un grand

« E », dans l’idéologie de l’Homo œconomicus, qui permette de poser ces

questions. C’est en ce sens que nous sommes en train de nous «

déséconomiser ».

**Pourquoi la question « de qui est-ce que je dépends pour subsister ? »

est-elle la plus pertinente pour repenser notre rapport au territoire ?**

Mais justement à cause de cette déséconomisation. S’il est vrai, comme le

montrent ces nouvelles sciences de la Terre, que les vivants ont construit

artificiellement leur propre environnement, à l’intérieur duquel nous

sommes confinés, il faut nous intéresser à ce dont nous dépendons ; le

Covid-19 offre un cas vraiment admirable et douloureux de dépendance. Mais

cela est vrai aussi de la température globale, comme de la biodiversité.

Donc, d’un seul coup, la question n’est plus de savoir si nous avons assez

de ressources à exploiter pour continuer comme avant, mais « comment

participer au maintien de l’habitabilité du territoire dont nous dépendons

? ». Cela change complètement le rapport au sol. C’est cela «atterrir».

**Pourquoi l’extension de Gaïa, la « Terre-mère », nous oblige-t-elle à

repenser nos catégories politiques, comme notre rapport aux frontières et à

l’identité ?**

Il faudrait s’entendre d’abord sur Gaïa, une notion qui continue à

effrayer, mais que je continue à pousser parce qu’elle résume justement le

changement de « lieu » que nous ressentons avec la pandémie. Gaïa, c’est le

nom que l’on peut donner à la suite des vivants qui, depuis les premiers

organismes, ont créé à partir de conditions physiques très peu favorables à

la vie un milieu de plus en plus habitable au fur et à mesure des

innovations successives dans l’histoire longue de la Terre. C’est le

meilleur moyen de préciser où l’on est. Gaïa ce n’est pas la nature, le

cosmos dans son ensemble. C’est la minuscule aventure, la suite des

événements qui ont modifié la planète Terre sur quelques kilomètres

d’épaisseur. Et la seule chose dont les vivants, humains compris, aient

l’expérience corporelle.

*« CE QUE J’APPELLE LES CONFLITS DE CLASSES GÉO-SOCIALES SE MULTIPLIENT SUR

TOUS LES SUJETS DE SUBSISTANCE ET D’ACCÈS AU SOL »*

Si vous comprenez cette notion – et j’ai beaucoup travaillé avec d’autres

pour la rendre scientifiquement et philosophiquement précise –, le

changement de politique suit inévitablement. Pour exercer quelque forme

politique que ce soit, il faut une Terre, un lieu, un espace. La meilleure

preuve que la politique « sous Gaïa » est nouvelle c’est cette étonnante

contrainte qui pèse sur toutes les décisions individuelles et collectives,

de rester « sous les deux degrés » des accords climatiques. C’est cela que

j’appelle « le nouveau régime climatique ». C’est bel et bien un nouveau

régime juridique, politique, affectif puisque l’on vit « ailleurs »

littéralement, dans la zone critique, « sous Gaïa », confinés dans les

zones d’habitabilité explorées par les vivants. L’adjectif « terrestre » ne

veut rien dire d’autre.

*Lire aussi: Bruno Latour : « La crise sanitaire incite à se préparer à la

mutation climatique»*

**Le conflit entre ceux que vous nommez les « extracteurs » et les «

ravaudeurs » aurait remplacé celui existant entre les bourgeois et les

prolétaires, écrivez-vous. Faut-il un nouveau manifeste, créer une

internationale des terrestres ?**

Je ne dirais pas qu’il le remplace, mais il s’y insère, et complique et

avive tous les autres conflits. Il est clair que la pandémie actuelle, que

je prends comme exemple typique de ce qui vient, est à la fois une

expérience planétaire et la révélation d’une multitude d’injustices – dans

l’exposition à la maladie, dans l’accès aux soins, dans l’accès aux

vaccins. Donc on retrouve toutes les questions classiques des conflits bien

repérés par les luttes intra-humaines, mais il faut y ajouter tous les

autres, tous les conflits extra-humains en plus de tous ceux révélés par la

pensée décoloniale. Ce que j’appelle les conflits de classes géo-sociales

qui se multiplient sur tous les sujets de subsistance et d’accès au sol.

Donc une « internationale », c’est un peu restreint. C’est à la fois

planétaire et complètement local. Nous n’avons pas encore la bonne métrique

pour repérer tous les conflits dans lesquels les terrestres sont impliqués

– attention l’adjectif « terrestre » ne précise pas le genre ou l’espèce !

En tout cas, l’idée d’harmonie apportée par la « prise en compte de la

nature » a clairement disparu.

**De l’encyclique du pape François aux travaux de l’économiste Gaël Giraud,

en passant par certaines mairies conquises par les Verts, un christianisme

écologique est en train de s’investir significativement dans une politique

du vivant. Pour quelles raisons ?**

En effet, j’avais vraiment l’impression d’un désert. Mais il faut

reconnaître que Laudato si’ [l’encyclique du pape François en 2015] a

complètement rebattu les cartes avec cette injonction, vraiment

prophétique, d’entendre le « cri de la Terre et le cri des pauvres » !

C’est quand même plus costaud que mon idée de classes géosociales… Ça

touche beaucoup plus loin, le problème est posé justement en termes de

changement de « lieu ». Que faites-vous sur Terre ? Quelle Terre

habitez-vous ? Je comprends que cela résonne beaucoup plus à des oreilles

chrétiennes que les injonctions à « sauver la nature », qui reste toujours

extérieure malgré tout. Mais cela ne touche que la surface, la grande

majorité des catholiques, me semble-t-il, croient toujours qu’il faut

plutôt se préparer à aller au ciel !

*Lire aussi: La pandémie de Covid-19, une extraordinaire matière à penser

qui bouleverse la philosophie politique*

**Quels sont les processus politiques que vous mettez en place avec votre

projet Où atterrir ? à Saint-Junien, La Châtre ou Ris-Orangis ? Et cela

signifie-t-il qu’un mouvement terrestre multiforme est en train de

s’implanter ?**

Je ne sais pas penser sans un terrain empirique. Depuis quatre ans, je me

suis dit qu’on devrait pouvoir intéresser des gens, que la question

écologique titille mais dont ils ne savent pas forcément quoi faire, à

définir autrement leur territoire. Ce sont des ateliers collectifs

d’autodescription. La question est : « De quoi dépendez-vous pour exister ?

» Et ensuite, comment liez-vous vos descriptions pour rendre ce territoire

vécu compréhensible par ceux, dans l’appareil d’Etat ou parmi les élus, qui

sont supposés vous aider à maintenir ces conditions d’habitabilité. C’est

un moyen de reconstruire l’écologie politique sans jamais parler d’écologie

! Ce qui me passionne, c’est le rôle des arts dans la reprise de ces

questions de lieu, de sol et d’habitat. Comment scénarise-t-on,

collectivement, le changement de lieu ? C’est cela, pour moi, tirer parti

du confinement. Mais avec le couvre-feu, c’est un cauchemar à organiser… Je

ne sais pas si ces procédures vont se répandre. Ce qui est clair, c’est que

les initiatives pullulent et que nous essayons de nous en inspirer.

*Lire aussi: Bruno Latour : « L’apocalypse, c’est enthousiasmant »

Propos recueillis par Nicolas Truong

Publié le 12 février 2021 à 07h00*