Propos recueillis par Nicolas Truong
Publié le 12 février 2021 à 07h00, mis à jour à 20h31 - Le Monde
L’épreuve du confinement, qui, en même temps qu’une expérience planétaire,
est la révélation de nombreuses injustices, nous oblige à prendre la mesure
de la crise écologique et de ce que signifie aujourd’hui vivre « sur Terre
», explique le sociologue dans un entretien au « Monde ».
Sociologue, professeur émérite associé au médialab de Sciences Po, Bruno
Latour publie Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres
(La Découverte, 186 pages, 15 euros), une métaphysique du confinement qui
invite à rompre avec le monde d’avant. Au travers ses ouvrages traduits
dans le monde entier, ses expériences théâtrales et expositions d’art
contemporain, Bruno Latour cherche à analyser le « nouveau régime
climatique », et propose des pistes pour vivre face à « Gaïa », cette Terre
et planète vivante menacée par la crise écologique, qui inspirent de
nombreux auteurs, tels le philosophe Baptiste Morizot ou l’anthropologue
Nastassja Martin (Le cri de Gaïa. Penser la Terre avec Bruno Latour, sous
la direction de Frédérique Aït-Touati et Emanuele Coccia, La Découverte,
222 pages, 19 euros)
—
*Lire aussi: « Où suis-je ? », de Bruno Latour : une invitation à explorer
toutes les formes de survie*
De quoi le confinement est-il la répétition générale ?
Plus il dure, plus le confinement me paraît révélateur, comme on le dit, «
du monde d’après ». Littéralement. Quand on en sortira, on ne sera plus
dans le « même monde », c’est du moins mon hypothèse. En effet, la pandémie
est bel et bien encastrée dans la crise plus ancienne, plus longue, plus
définitive de la situation écologique. Vous me direz : « On le savait ».
Oui, mais il nous manquait l’expérience corporelle de cet enchaînement.
Qu’est-ce que ça veut dire de changer de lieu ? Un lieu qui n’est plus
ouvert, infini, mais justement limité, confiné et où il faudra vivre
dorénavant. Donc, oui, pour moi le confinement est une expérience de
déplacement au sens propre, de changement de place. Et c’est bel et bien
une répétition générale, en espérant que cela se passera mieux la prochaine
fois !
*Lire aussi: A la frontière de l’art et de la politique, des ateliers pour
définir de nouveaux territoires de vie*
**Vous passez de la question « où atterrir ? » à la question « où suis-je ?
». Pour quelle raison ?**
Justement à cause de ce changement de localisation. Je ne me demande pas «
qui » je suis, mais « où » nous nous retrouvons. Et je repère ce
déplacement dans les sciences de la Terre, ou plutôt dans une nouvelle
façon de lier les sciences du système Terre à la condition politique
imposée par le confinement, médical d’abord, puis par le confinement
écologique. Et là, cela devient passionnant, car on peut rendre beaucoup
plus précise la différence entre vivre « sur Terre » au sens que l’on
donnait à cette notion au XXe siècle – une Terre dans le cosmos infini – et
ce que veut dire vivre « sur Terre », dans ce que mes amis scientifiques
appellent la « zone critique », la mince couche modifiée par les vivants au
cours de milliards d’années, et dans laquelle nous nous trouvons confinés…
**Pourquoi, de la répression policière du mouvement Black Lives Matter aux
Etats-Unis, après le « J’étouffe ! » et la mort de George Floyd, au nouveau
régime climatique que vous définissez, la crise actuelle est-elle
respiratoire ?**
Parce que nous ressentons tous, je crois, cette horrible impression de
limite, de confinement, d’obligation, comme si toutes nos habitudes de
liberté, de mouvement, d’émancipation, de respiration à pleins poumons
étaient littéralement obstruées. J’essaie d’enchaîner, d’encastrer, de
saisir l’occasion du confinement pour rendre sensible ce que veut dire
dépendre du climat, d’une certaine température du système Terre, dont nous
sommes tous, à des degrés divers devenus responsables. Je reconnais que
c’est assez bizarre, mais je cherche à tirer une leçon positive du
confinement : des humains dans la zone critique, avec la question du climat
et de la biodiversité sur le dos, ne respirent pas pareil que ceux du XXe
siècle. C’est en ce sens que je parle de métamorphose. C’est très physique.
**Comment pouvez-vous dire que l’économie a cessé d’être l’horizon
indépassable de notre temps alors que le gouvernement la soutient, « quoi
qu’il en coûte », en attendant la « reprise » ?**
Mais parce que tout ce qu’on nous disait il y a un an sur les « lois de
l’économie », le budget, l’obsolescence programmée du rôle des Etats, a été
suspendu par la crise immense dans laquelle tous les pays sont plongés.
Oui, on parle de « reprise », mais cela sonne comme une incantation, pas
comme un projet mobilisateur.
*« LA QUESTION EST DE SAVOIR COMMENT PARTICIPER AU MAINTIEN DE
L’HABITABILITÉ DU TERRITOIRE DONT NOUS DÉPENDONS »*
Tout le monde sent bien que le projet mobilisateur s’est décalé, qu’il
porte sur autre chose, sur une autre définition de ce que veut dire
subsister dans ce nouveau cadre, celui du confinement. Cela pose une tout
autre question : comment maintenir les conditions d’habitabilité de la
planète ? J’ai l’impression qu’il n’y a rien, dans l’Economie avec un grand
« E », dans l’idéologie de l’Homo œconomicus, qui permette de poser ces
questions. C’est en ce sens que nous sommes en train de nous «
déséconomiser ».
**Pourquoi la question « de qui est-ce que je dépends pour subsister ? »
est-elle la plus pertinente pour repenser notre rapport au territoire ?**
Mais justement à cause de cette déséconomisation. S’il est vrai, comme le
montrent ces nouvelles sciences de la Terre, que les vivants ont construit
artificiellement leur propre environnement, à l’intérieur duquel nous
sommes confinés, il faut nous intéresser à ce dont nous dépendons ; le
Covid-19 offre un cas vraiment admirable et douloureux de dépendance. Mais
cela est vrai aussi de la température globale, comme de la biodiversité.
Donc, d’un seul coup, la question n’est plus de savoir si nous avons assez
de ressources à exploiter pour continuer comme avant, mais « comment
participer au maintien de l’habitabilité du territoire dont nous dépendons
? ». Cela change complètement le rapport au sol. C’est cela «atterrir».
**Pourquoi l’extension de Gaïa, la « Terre-mère », nous oblige-t-elle à
repenser nos catégories politiques, comme notre rapport aux frontières et à
l’identité ?**
Il faudrait s’entendre d’abord sur Gaïa, une notion qui continue à
effrayer, mais que je continue à pousser parce qu’elle résume justement le
changement de « lieu » que nous ressentons avec la pandémie. Gaïa, c’est le
nom que l’on peut donner à la suite des vivants qui, depuis les premiers
organismes, ont créé à partir de conditions physiques très peu favorables à
la vie un milieu de plus en plus habitable au fur et à mesure des
innovations successives dans l’histoire longue de la Terre. C’est le
meilleur moyen de préciser où l’on est. Gaïa ce n’est pas la nature, le
cosmos dans son ensemble. C’est la minuscule aventure, la suite des
événements qui ont modifié la planète Terre sur quelques kilomètres
d’épaisseur. Et la seule chose dont les vivants, humains compris, aient
l’expérience corporelle.
*« CE QUE J’APPELLE LES CONFLITS DE CLASSES GÉO-SOCIALES SE MULTIPLIENT SUR
TOUS LES SUJETS DE SUBSISTANCE ET D’ACCÈS AU SOL »*
Si vous comprenez cette notion – et j’ai beaucoup travaillé avec d’autres
pour la rendre scientifiquement et philosophiquement précise –, le
changement de politique suit inévitablement. Pour exercer quelque forme
politique que ce soit, il faut une Terre, un lieu, un espace. La meilleure
preuve que la politique « sous Gaïa » est nouvelle c’est cette étonnante
contrainte qui pèse sur toutes les décisions individuelles et collectives,
de rester « sous les deux degrés » des accords climatiques. C’est cela que
j’appelle « le nouveau régime climatique ». C’est bel et bien un nouveau
régime juridique, politique, affectif puisque l’on vit « ailleurs »
littéralement, dans la zone critique, « sous Gaïa », confinés dans les
zones d’habitabilité explorées par les vivants. L’adjectif « terrestre » ne
veut rien dire d’autre.
*Lire aussi: Bruno Latour : « La crise sanitaire incite à se préparer à la
mutation climatique»*
**Le conflit entre ceux que vous nommez les « extracteurs » et les «
ravaudeurs » aurait remplacé celui existant entre les bourgeois et les
prolétaires, écrivez-vous. Faut-il un nouveau manifeste, créer une
internationale des terrestres ?**
Je ne dirais pas qu’il le remplace, mais il s’y insère, et complique et
avive tous les autres conflits. Il est clair que la pandémie actuelle, que
je prends comme exemple typique de ce qui vient, est à la fois une
expérience planétaire et la révélation d’une multitude d’injustices – dans
l’exposition à la maladie, dans l’accès aux soins, dans l’accès aux
vaccins. Donc on retrouve toutes les questions classiques des conflits bien
repérés par les luttes intra-humaines, mais il faut y ajouter tous les
autres, tous les conflits extra-humains en plus de tous ceux révélés par la
pensée décoloniale. Ce que j’appelle les conflits de classes géo-sociales
qui se multiplient sur tous les sujets de subsistance et d’accès au sol.
Donc une « internationale », c’est un peu restreint. C’est à la fois
planétaire et complètement local. Nous n’avons pas encore la bonne métrique
pour repérer tous les conflits dans lesquels les terrestres sont impliqués
– attention l’adjectif « terrestre » ne précise pas le genre ou l’espèce !
En tout cas, l’idée d’harmonie apportée par la « prise en compte de la
nature » a clairement disparu.
**De l’encyclique du pape François aux travaux de l’économiste Gaël Giraud,
en passant par certaines mairies conquises par les Verts, un christianisme
écologique est en train de s’investir significativement dans une politique
du vivant. Pour quelles raisons ?**
En effet, j’avais vraiment l’impression d’un désert. Mais il faut
reconnaître que Laudato si’ [l’encyclique du pape François en 2015] a
complètement rebattu les cartes avec cette injonction, vraiment
prophétique, d’entendre le « cri de la Terre et le cri des pauvres » !
C’est quand même plus costaud que mon idée de classes géosociales… Ça
touche beaucoup plus loin, le problème est posé justement en termes de
changement de « lieu ». Que faites-vous sur Terre ? Quelle Terre
habitez-vous ? Je comprends que cela résonne beaucoup plus à des oreilles
chrétiennes que les injonctions à « sauver la nature », qui reste toujours
extérieure malgré tout. Mais cela ne touche que la surface, la grande
majorité des catholiques, me semble-t-il, croient toujours qu’il faut
plutôt se préparer à aller au ciel !
*Lire aussi: La pandémie de Covid-19, une extraordinaire matière à penser
qui bouleverse la philosophie politique*
**Quels sont les processus politiques que vous mettez en place avec votre
projet Où atterrir ? à Saint-Junien, La Châtre ou Ris-Orangis ? Et cela
signifie-t-il qu’un mouvement terrestre multiforme est en train de
s’implanter ?**
Je ne sais pas penser sans un terrain empirique. Depuis quatre ans, je me
suis dit qu’on devrait pouvoir intéresser des gens, que la question
écologique titille mais dont ils ne savent pas forcément quoi faire, à
définir autrement leur territoire. Ce sont des ateliers collectifs
d’autodescription. La question est : « De quoi dépendez-vous pour exister ?
» Et ensuite, comment liez-vous vos descriptions pour rendre ce territoire
vécu compréhensible par ceux, dans l’appareil d’Etat ou parmi les élus, qui
sont supposés vous aider à maintenir ces conditions d’habitabilité. C’est
un moyen de reconstruire l’écologie politique sans jamais parler d’écologie
! Ce qui me passionne, c’est le rôle des arts dans la reprise de ces
questions de lieu, de sol et d’habitat. Comment scénarise-t-on,
collectivement, le changement de lieu ? C’est cela, pour moi, tirer parti
du confinement. Mais avec le couvre-feu, c’est un cauchemar à organiser… Je
ne sais pas si ces procédures vont se répandre. Ce qui est clair, c’est que
les initiatives pullulent et que nous essayons de nous en inspirer.
*Lire aussi: Bruno Latour : « L’apocalypse, c’est enthousiasmant »
Propos recueillis par Nicolas Truong
Publié le 12 février 2021 à 07h00*